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Un verdict dangereux - Nils Melzer (Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture)

Lors d'un entretien avec le Austrian Journalist Club (AJC), le Professeur Nils Melzer, rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, a évoqué les conséquences de la décision de la juge de première instance Vanessa Baraitser rendue le 4 janvier 2021 dans le cadre du procès d'extradition de Julian Assange.

Cet entretien, qui a été diffusé pour la première fois le 26 février 2021, est à l'origine en format vidéo, en allemand. Vous trouverez ci-dessous une traduction française, transcrite et publiée avec l'aimable autorisation du Austrian Journalist Club.


AJC : M. Melzer, vous êtes le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture et cela fait déjà plusieurs années que vous êtes chargé du cas Assange. Comment les Nations Unies (ONU) sont-elles devenues un “tigre édenté” au point que vous ne puissiez aider Assange ?

Nils Melzer : L'ONU n'a pas été concue comme un “tigre avec des dents”. Les États membres de l'ONU ont évidemment toujours été désireux de garder le dessus. C'est une organisation qui a été fondée par des États pour les États. Et les États les plus puissants du monde sont aussi les membres permanents du Conseil de sécurité [de l'ONU], et ils veillent à maintenir une certain emprise.

AJC : Donc, aider les gens en matière de droits de l'homme n'est plus nécessaire ? Ça ne serait, pour ainsi dire, plus l'objectif [de l'organisation] ?

Prof. Melzer : Les piliers de la Charte des Nations Unies que sont les droits de l'homme, la paix, la sécurité internationale et le développement sont, bien entendu, les idéaux auxquels nous aspirons - et tout le monde serait d'accord sur ce point. Mais la réalité est que les États puissants peuvent toujours faire valoir leurs intérêts et le font sans vergogne dans certains cas. Dans ces cas là, l'ONU n'est évidemment pas plus puissante que ces États - la realpolitik prévaut toujours.

AJC : Là nous touchons au sujet de la realpolitik, et nous traitons de trois États, à savoir la Grande-Bretagne, la Suède et l'Australie. Ces trois États sont considérés comme des “États constitutionnels”, où le droit et la justice sont des principes fondamentaux. Une exception a-t-elle été faite dans le cas d'Assange, ou ces États ne fonctionneraient-ils plus selon le principe de l'État de droit ?

M. Melzer : Un État de droit est un État où la loi est au-dessus du pouvoir politique et où le pouvoir politique doit s'incliner devant la loi. Malheureusement, il arrive que même les États qui sont démocratiques dans les transactions juridiques du quotidien - dans la conclusion normale de contrats et dans le processus politique - lorsqu'ils voient leurs intérêts de sécurité nationale et leurs intérêts économiques fondamentaux menacés, cessent de respecter l'État de droit. Nous ne devons pas nous faire d'illusions à ce sujet. Il ne s'agit pas que de la Suède, de la Grande-Bretagne, des États-Unis, de l'Australie, ou de quelconque autre État.

Il n'existe, je crois, aucun État où l'État de droit s'applique réellement lorsque les intérêts de sécurité nationale sont concernés et que les gouvernements se sentent menacés. Les États en question sont tous des États de droit : si vous avez un simple contrat de vente, un contrat de location ou un divorce, cela est bien sûr traité conformément à la loi. Pourtant, nous constatons dans l'affaire Assange, ainsi que dans d'autres cas, que lorsque les États voient leurs intérêts fondamentaux menacés, l'État de droit ne s'applique plus.

L'espionnage est un délit politique par excellence. Donc, même s'il s'agissait d'espionnage, ce qui n'est évidemment pas le cas - il s'agit d'un simple travail de publication et de journalisme - il s'agirait d'un délit politique, motif pour lequel le traité d'extradition entre le Royaume-Uni et les États-Unis interdit explicitement l'extradition.

AJC : Il existe un traité d'extradition entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, pouvez-vous nous expliquer ce qui y est contractuellement stipulé. N'y a-t-il pas lieu du tout d'envisager l'extradition dans le cas Assange ?

Prof. Melzer : Julian Assange est actuellement en détention en Grande-Bretagne, dans l'attente d'une éventuelle extradition. Aux États-Unis, dix-huit chefs d'accusation ont été retenus contre lui, dont 17 concernent soit disant l'espionnage. Mais ce qui est ici qualifié d'espionnage, c'est simplement la publication de documents confidentiels du gouvernement américain. Hors la publication est ce que font les journalistes d'investigation au quotidien. Assange n'a pas volé les documents, il les a obtenus par la lanceuse d'alerte Chelsea Manning, qui avait à l'époque accès à ces documents, mais qui a elle-même violé son devoir de secret en les divulguant à WikiLeaks.

Les États-Unis demandent l'extradition d'Assange pour motifs d'espionnage. L'espionnage est un délit politique par excellence. Donc, même s'il s'agissait d'espionnage, ce qui n'est évidemment pas le cas - il s'agit d'un simple travail de publication et de journalisme - il s'agirait d'un délit politique, motif pour lequel le traité d'extradition entre le Royaume-Uni et les États-Unis interdit explicitement l'extradition.

C'est la première raison pour laquelle il ne devrait pas être extradé. La deuxième raison est qu'il n'a commis aucun crime. La publication de documents confidentiels qui lui ont été remis volontairement par une lanceuse d'alerte ne constitue pas un acte illégal de la part d'Assange; les journalistes le font tous les jours. Ce qu'il a publié était manifestement dans l'intérêt du public. Il s'agit de preuves de crimes de guerre, des preuves de corruption - ce n'est pas non plus un crime. Voilà la deuxième condition; pour qu'il puisse être extradé, il aurait fallu que ce qu'il a fait constitue également une infraction pénale en Grande-Bretagne.

Le troisième et dernier obstacle à son extradition est que l'on ne peut extrader un criminel, quel qu'il soit, vers un pays où il pourrait être soumis à la torture ou à d'autres violations des droits de l'homme. La probabilité qu'Assange obtienne un procès équitable aux États-Unis est pratiquement nulle. Même l'accusation Américaine a admis pendant les audiences que les conditions de détention auxquelles il serait soumis sont les “mesures administratives spéciales” (SAMs). Ces mesures sont qualifiées à juste titre d' équivalentes à de la torture par Amnesty International, moi-même, mes prédécesseurs et toutes les principales organisations de défense des droits de l'homme. Pour cette seule et unique raison il ne devrait pas être extradé.

Il y a aussi d'autres raisons : Assange était sous constante surveillance à l'ambassade d'Équateur. Les conversations avec ses avocats ont été enregistrées par un service de renseignement et divulguées aux États-Unis - il s'agit d'une grave violation du secret professionnel - ce qui rend la procédure irrévocablement arbitraire. Cela nous donne une quatrième raison pour laquelle il ne peut être extradé.

C'est un jugement extrêmement dangereux car il constitue un tel précédent et implique que légalement il serait extradable ; au motif que tout serait punissable, que tout relèverait de l'espionnage et qu'il ne pourrait pas se défendre sur la base de l'intérêt public ou de la motivation politique. […] C'est un piège, bien sûr !

AJC : Pourquoi la juge a-t-elle prononcé ces peines ? Elle l'a déclaré quasiment “coupable de tous les chefs d'accusation”.

Prof. Melzer : Lors de ces audiences [à Londres], il s'agissait de déterminer s'il y avait [ou non] à extrader. La question de la culpabilité serait par la suite soumise à un tribunal américain.

La logique américaine - criminaliser le journalisme d'investigation au même titre que l'espionnage - a désormais été validée par la juge britannique. Elle a même ajouté que cela serait tout aussi punissable au Royaume-Uni en vertu de la loi dite “Official Secrets Act”. La juge a aussi écarté l'argument de l'infraction politique. C'est tout à fait irréaliste - il est évident que la motivation politique est présente dans ce cas. La juge a même déclaré que l'interdiction d'extradition pour les infractions politiques n'était pas applicable. C'est un argument juridiquement indéfendable.

Il existe en Grande Bretagne une loi, l'“Extradition Act”, qui n'exclut pas l'extradition pour des délits politiques. Le juge a effectué des acrobaties juridiques en déclarant que cette loi est contraignante pour le tribunal national alors que le traité international [d'extradition] ne l'est qu'au niveau international. Il s'agissait d'un argument inapproprié pour contourner une interdiction très claire de l'extradition pour motifs politiques. Elle est allée au bout de la logique, corroborant chacun des arguments [de l'accusation ] et établissant un précédent qui permet en principe d'extrader pour espionnage toute personne publiant des informations confidentielles du gouvernement américain.

Au final, elle a refusé l'extradition - sur la base d'aucun des motifs juridiques évoqués précédemment, mais pour des raisons purement médicales. Pour faire simple : Julian Assange est un malade mental, c'est pourquoi il a des idées suicidaires, et le risque qu'il se suicide dans les conditions de la prison américaine est très élevé. Cependant, elle n'a pas admis que les conditions de détention avaient quelque chose de “défectueux”, mais que cela était dû à la maladie reposé sur l'état de santé d'Assange; elle et l'a pathologisé. C'est la seule raison pour laquelle on s'est opposé à l'extradition.

À première vue, cela ressemble à une victoire pour Julian Assange et la liberté de la presse, mais ce n'est pas du tout le cas, bien au contraire. C'est un jugement extrêmement dangereux car il constitue un tel précédent et implique que légalement il serait extradable ; au motif que tout serait punissable, que tout relèverait de l'espionnage et qu'il ne pourrait pas se défendre sur la base de l'intérêt public ou de la motivation politique. Tout est gravé dans le marbre et si aujourd'hui la Grande-Bretagne ne l'extrade pas, c'est précisément parce qu'il est malade. C'est un piège, bien sûr !

Cela signifie qu'Assange ne ferait peut-être pas appel - il ne veut pas être extradé - donc ses avocats ne feraient éventuellement pas appel du verdict, seuls les Américains le feraient. Et si les Américains font appel, la Cour d'appel, la Haute Cour, n'aura à traiter que ce que les Américains contestent. Et ils, bien sûr, ne contesteraient que l'argument selon lequel il n'est pas extradable pour des raisons médicales. Et ils peuvent alors dire : oui, nous allons ajuster les conditions de sa détention, nous allons donner des garanties qu'il aura accès à des médecins spécialisés, il ne sera pas placé en isolement, etc.

Ensuite, la Cour d'appel peut dire : dans ce cas, la raison pour laquelle vous ne pouvez pas l'extrader cesse d'être valable et nous pouvons désormais l'extrader. Ils n'ont plus à juger les autres points et je pense que c'était l'objectif. C'est pourquoi, maintenant que les Américains ont fait appel, il est important que les avocats d'Assange soient assez perspicaces pour déposer un “avis d'appel incident” (“cross-appeal”). Il ne s'agit pas de remettre en question la décision finale, mais de remettre en question le raisonnement, affirmer qu'il existe encore plusieurs raisons pour lesquelles il ne peut pas être extradé, raisons qui devront ensuite être remises en question par la Cour d'appel. Sinon, cette victoire temporaire pourrait très vite se transformer en une défaite cuisante.

AJC : En principe, l'une des tâches d'un État est de protéger ses citoyens. L'Australie ne le fait pas du tout [pour Assange], n'est-ce pas ?

Prof. Melzer : Je ne suis pas personnellement intervenu auprès de l'Australie parce que je suis le Rapporteur spécial sur la torture. Je ne peux intervenir qu'auprès des États que je considère comme directement responsables de ces abus et je ne dirais pas cela actuellement de l'Australie. Mais ils ont en effet l'obligation morale de protéger leurs propres citoyens et là, vous pouvez voir que l'Australie est véritablement la “grande absente”, [au propre comme au figuré].

Trois sièges étaient réservés dans la salle d'audience pour l'ambassade d'Australie à Londres, mais ils sont restés vides. Les Australiens n'ont jamais assisté aux audiences, ils n'étaient manifestement pas intéressés. L'Australie est étroitement alliée aux États-Unis et au Royaume-Uni, ils font également partie de l'alliance des services de renseignement “Five Eyes” avec le Canada, les États-Unis, le Royaume-Uni et la Nouvelle-Zélande. Ils travaillent en étroite collaboration et sont très critiques à l'égard de WikiLeaks. En fait, ils seraient très heureux si Assange venait à disparaître de la circulation.

AJC : Il y a eu une résolution en Autriche fin février 2020, que le Parlement a adoptée à l'unanimité, pour défendre Julian Assange. Il s'agissait d'un suivi de la résolution du Conseil de l'Europe. L'AJC a répété la demande plusieurs fois et s'est rapproché du gouvernement fédéral autrichien avec cette demande. Serait-il logique que d'autres États européens s'impliquent maintenant dans cette affaire, par exemple en offrant un visa humanitaire ?

Prof. Melzer : Nous avons à faire à deux des États les plus puissants du monde qui poursuivent Assange et veulent le “faire taire”. Il faut être réaliste quant à ce que les États qui n'ont pas ce genre d'influence peuvent accomplir. Je pense que la volonté des gouvernements de se confronter directement au Royaume-Uni ou aux États-Unis au sujet de ces violations du droit international sera toujours très limitée. Mais il reste toujours, bien sûr, des solutions qui permettent de sauver la face, comme le visa humanitaire, lancé par la Suisse l'année dernière en février par le canton de Genève. Il voulait accorder à Assange un visa humanitaire et en avait fait la demande auprès du gouvernement fédéral suisse et du Conseil fédéral à Berne.

Je peux imaginer que le gouvernement suisse serait prêt à accorder ce visa si la Grande-Bretagne et les États-Unis, avec le nouveau président Biden, étaient intéressés par une solution qui sauverait les apparences. Ils pourraient dire : nous n'avons pas à juger le cas juridique, nous n'avons pas à acquitter Assange, mais nous n'avons pas non plus à le déclarer coupable, nous pouvons simplement le libérer pour des raisons humanitaires parce que sa santé est tellement mauvaise et qu'il a passé trop longtemps en captivité. Nous pourrions trouver un arrangement pour l'amener - sans juger de sa culpabilité ou de son innocence - dans un pays neutre, comme la Suisse, qui a cette longue tradition [d'accorder des visas humanitaires]. Le canton de Genève pourrait alors le réhabiliter par un séjour à l'hôpital universitaire de Genève, et de là, il pourrait retourner dans son pays d'origine une fois que les choses se seront tassées.

De telles solutions sont bien sûr envisageables, mais il faudrait alors surtout que le nouveau gouvernement américain soit conciliant. Il n'est pas impossible que cela se produise et c'est là que je vois le grand potentiel des autres gouvernements - qu'ils ne poursuivent pas cette démarche de manière ouvertement conflictuelle, mais qu'en coulisses, grâce à leurs contacts diplomatiques, ils convainquent ces gouvernements que le moment est venu de trouver une solution.

La procédure contre Assange a clairement été une erreur initiée par l'administration Trump. Avec Biden, un représentant de la “vieille école” revient à la Maison Blanche, [vielle école] qui ne voulait en fait pas poursuivre Assange - précisément en invoquant la liberté de la presse. C'était le credo de l'administration Obama. Si Biden reste fidèle à ce credo et voit peut-être aussi qu'il a maintenant une occasion de retirer l'appel et d'abandonner la procédure pénale, de sorte qu'un “gentleman's agreement” soit conclu officieusement avec Assange, une solution telle qu'un visa humanitaire pourrait ouvrir la voie.

AJC : Ça se jouera probablement entre les services de renseignement - les cinq grands que vous évoquiez qui travaillent ensemble et sont soucieux de s'assurer que cela ne se reproduise pas - et les administrations politiques. Donc, si vous considérez l'administration plus libérale de Biden aujourd'hui - est-ce que cela va être un combat entre l'administration Biden et les services de renseignement ?

M. Melzer : J'imagine bien que des discussions sont actuellement en cours. Il ne faut pas se faire d'illusions; le président Obama n'a pas non plus été un bon président en termes de liberté d'information. Aucun président n'a poursuivi autant de lanceurs d'alerte qu'Obama - et aussi sévèrement. Il avait une tolérance zéro pour ces fuites. Dans le même temps, les personnes qui ont commis les crimes de guerre les plus graves [sous son mandat] n'ont pas été condamnées; aucun des tortionnaires de la CIA n'a été poursuivi, les auteurs de “Collateral Murder” n'ont pas été poursuivis - l'administration Obama a déjà laissé un empreinte désastreuse à cet égard. Je pense que c'est précisément l'impunité [durable] des crimes violents de ce type qui est peut-être en partie responsable de scénarios inhumains que l'on observe, comme dans le cas de George Floyd, que la police a étranglé sans vergogne en public, sans sourciller…

Je pense que les Américains ont reçu un signal d'alarme. Ils doivent maintenant veiller à ce que de tels crimes soient poursuivis et devraient en fait être reconnaissants aux lanceurs d'alerte d'avoir révélé ces sombres secrets au grand jour pour maintenant leur permettre d'y faire face. Et bien sûr, ils devraient être reconnaissants à un homme comme Assange pour son travail.

Enfin, il faut aussi dire que certaines activités des lanceurs d'alerte suscitent des réserves légitimes. On peut aussi avoir une discussion civilisée à ce sujet, mais en même temps, il faut être clair : l'État de droit n'est pas négociable. Et l'État de droit exige que les crimes graves soient aussi et surtout poursuivis par les autorités. Bien sûr, Assange et les lanceurs d'alerte ont apporté une grande contribution à cela, et cela doit être protégé.

Traduction : Équipe “Assange Tent Embassy”

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  • Dernière modification : 2021/04/11 18:10
  • de iris